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Interview d'Henri PENA-RUIZ - Laïcité Aujourd'hui

Interview d’Henri PENA-RUIZ

, popularité : 16%

sur Radio Classique, par Olivier Bellamy, à l’occasion de la publication du
« Dictionnaire amoureux de la Laïcité. »

Pour la réunion du 19 mars 2014 :

Comme support de débat, nous nous sommes saisis de cette interview et nous l’avons rejouée entre nous.

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Henri Pena-Ruiz, vous êtes philosophe, écrivain, maître de conférences à Sciences-Po et vous venez de faire paraître chez Plon un « Dictionnaire amoureux de la Laïcité » tout à fait passionnant. L’un des auteurs qui revient le plus fréquemment sous votre plume, c’est Victor-Hugo, pour lequel vous avez une passion.

Oui, Victor-Hugo était croyant, mais en même temps il était profondément laïque, je ne devrais d’ailleurs pas dire « mais » parce qu’il n’y a pas de contradiction, contrairement à un contresens trop souvent effectué qui assimile la laïcité à l’athéisme militant. Il est clair que la laïcité permet à « celui qui croyait au ciel et à celui qui n’y croyait pas », pour reprendre le poème de Louis Aragon, de vivre ensemble, avec les mêmes droits, avec la même liberté de conscience. Or Victor-Hugo, cinquante ans avant la loi de 1905, a eu une formule très simple, frappée dans le marbre, il a dit : « Je veux l’Etat chez lui et l’Eglise chez elle. »

Jésus-Christ avait dit « rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » deux mille ans auparavant.

Sauf que pour Jésus-Christ, il y a quand même une forte ambiguïté si on se réfère à Saint-Paul.

Saint-Paul, ce n’est pas Jésus-Christ.

Ce n’est pas Jésus-Christ, mais puisqu’il dit que « toute puissance vient de Dieu », César vient de Dieu. En se soumettant à César, on se soumet aussi à Dieu, ce qui veut dire que César est le pouvoir indirect de Dieu.

C’est l’explication de Saint-Paul, avec toute la radicalité d’un converti, Saül devenu Paul donc ...

Oui, mais, pour ma part, je ne suis pas convaincu par cette idée très répandue selon laquelle le christianisme serait une source intellectuelle de la laïcité ; je ne peux pas l’accepter parce que, si c’était vrai, pourquoi l’Eglise a-t-elle été pendant quinze siècles en collusion totale avec les pouvoirs établis ? Pourquoi a-t-elle passé cette alliance souvent mortifère avec César ?

L’Eglise n’a pas toujours respecté le message d’amour de Jésus-Christ,

Oui, mais il est quand même étrange qu’une Eglise, c’est à dire une institution qui est chargée de faire valoir le message primitif, ait à ce point bafoué la règle supposée de la séparation de la religion et de la politique. Il faut quand même savoir que des Saints, par exemple Saint-Bernard de Clairvault, ont inventé un dogme terrible, la « théorie des deux glaives ». L’Eglise aurait à sa disposition le glaive spirituel de l’excommunication pour chasser les hérétiques de la communauté chrétienne, et le glaive temporel fait d’acier qui pénètre les chairs pour mettre le pouvoir temporel au service de la doctrine de référence. Il y a là quelque chose de troublant.

Des pays qui se réclament de la laïcité, des pays laïques comme l’Irak avant l’invasion, et la Syrie aujourd’hui, ne sont pas exempts de toute faute. Donc, la laïcité, n’est pas la vérité sortant toute pure du puits.

Oui, je vous l’accorde, mais là vous semblez faire une sorte d’amalgame implicite entre la laïcité qui est un idéal d’émancipation, de liberté de conscience, d’égalité des croyants et des athées, avec une récupération, ou une tentative de récupération idéologique, qu’en ont fait des pouvoirs, qui, eux, sont tout à fait condamnables. On ne peut pas faire cet amalgame.

L’Eglise n’a jamais été récupérée par des pouvoirs royaux, centraux !

Vous pensez qu’elle n’a pas été récupérée par des pouvoirs centraux ? Non seulement elle a été récupérée, mais elle a été partie prenante de cette collusion. Cela est si vrai que lorsque la loi de 1905 sépare l’Etat et l’Eglise comme le voulait Victor Hugo, la première encyclique du Pape c’est "Vehementer nos". », « On nous fait violence ». C’est très simple. La laïcité commence par une phrase extrêmement simple : la religion doit être libre, mais elle n’engage que les croyants et les croyants n’ont pas à imposer leur vision du monde aux athées ou aux agnostiques.

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Henri Pena-Ruiz, vous avez choisi, ce qui va alléger un peu le débat, Pasacalle de las mantillas, extrait de la zarzuela « El ultimo romantico » avec pour cantatrice Teresa Berganza. Celle-ci a toujours défendu ce répertoire, elle s’est toujours élevée, comme peut le faire une dame espagnole, parfois avec vigueur, contre ceux qui méprisaient ce genre, cette sorte d’opérette populaire. C’est en référence à vos racines espagnoles ?

Absolument. C’est une petite madeleine proustienne, une remontée vers l’enfance, comme disait Bachelard.

Henri Pena-Ruiz, même si vous dites que la laïcité, c’est aimer une abstraction, vous lui donnez vie dès la préface dans l’expression « visage de Marianne ».

Oui, c’est tout à fait vrai. D’ailleurs, Descartes dit dans un très beau texte : « Lorsque l’esprit humain conçoit une idée et adhère à cette idée, cela s’assortit d’une émotion. ». On éprouve l’émotion de vivre en République, une chose commune à tous. Une République qui dit aux croyants, aux athées, aux agnostiques : « Voilà, je ne ferai pas de différence entre vous, vous serez traités à égalité, vous jouirez de la liberté de conscience, mais il faudra que vous respectiez la loi commune. » Et je dois dire que ce n’est pas seulement avec ma raison que j’ai écrit mon « Dictionnaire amoureux de la Laïcité », c’est aussi avec mon coeur. Platon dit que souvent le coeur prend le parti de la raison, et j’aime beaucoup ce qu’écrivait Victor Hugo à la fin de sa vie dans une lettre à Georges Sand. Evoquant tous ses combats pour l’émancipation, il affirmait : « j’ai voulu que le coeur pense. ». Le coeur qui pense... Il est tout à fait vrai qu’il y a un frisson d’émotion lorsqu’on pense à cette République symbolisée par une allégorie : cette femme qui porte le bonnet phrygien de l’esclave affranchie, c’est à dire qui symbolise l’émancipation, la libération. Il y a une émotion dans cette incarnation, dans cette idée devenue chair, c’est effectivement quelque chose de très émouvant. Dans ma préface, j’imagine que Marianne s’adresse à moi, mais pas à moi en tant que Henri Pena-Ruiz, mais à tous les citoyens, à toutes les citoyennes qu’elle unit, non pas par quelque chose qui abaisse, non pas par la soumission à une religion, à une idéologie, mais par quelque chose qui émancipe. Dire par exemple aux femmes, contrairement à tout une tradition patriarcale, hélas trop souvent sacralisée par les trois monothéismes religieux : « Vous êtes pleinement les égales des hommes. ». Ce combat pour l’égalité des sexes est justifié par la laïcité. Pourquoi la laïcité veut-elle découpler la loi commune à tous de la foi religieuse ? Non par hostilité à la religion, mais justement parce que trop souvent la loi commune a été marquée par ces représentations patriarcales. Prenez par exemple la notion de « chef de famille », elle était encore dans le livret de mariage jusqu’en mille neuf cent quatre-vingt-deux quand la ministre des droits de la femme a raturé cette notion machiste. Mais cette notion de « chef de famille » se trouve aussi dans la Bible.

La Vierge-Marie est un haut personnage de la religion catholique, notamment en Espagne, en Italie, et dans toute l’Europe du sud.

Alors parlons de l’Espagne. J’adore l’Espagne, mais quel pays machiste ! C’est en Espagne que les femmes souffrent de la double journée. J’ai vécu par exemple dans un village de Vielle-Castille où j’allais en vacances faire les travaux des champs avec mes grands oncles, mais, après le travail pénible dans les champs où on moissonnait...quand on rentrait à la maison le soir, qui faisait tous les travaux de ménage, de ... « la femme », pendant que l’homme allait jouer aux cartes au barrio ? Effectivement, je crois que le catholicisme, comme d’ailleurs le judaïsme et l’Islam, ont eu le grand tort de poser comme divin et éternel des représentations qui étaient complètement, historiquement déterminées et qui sont datées. Tort de penser que l’homme doit dominer la femme, comme le disent d’ailleurs les trois religions du livre : l’islam, le catholicisme, le judaïsme.

A une certaine époque !

Oui, elles le disaient, c’est par des combats qu’il a fallut arracher la reconnaissance de l’égalité des droits des femmes et des hommes. Regardez en Angleterre quand Sylvia Pankhurst se bat dans les années dix-neuf cent vingt pour que les femmes aient le droit de vote. Regardez ce qui s’est passé aussi avec Olympe de Gouges, avec Louise Michel. Lorsque Simone de Beauvoir dit « on ne naît pas femme, on le devient », elle pointe ce que la société, par ses conditionnements idéologiques, va imprimer au sexe : un certain genre, le genre de la femme assignée à résidence aux travaux domestiques. Le mari dira innocemment qu’il va l’aider, alors qu’en fait, il ne fait que sa part légitime de travail.

J’ai lu que le droit de vote de la femme sera tardif en France, car le législateur avait peur, les femmes étant plus pieuses que les hommes, allant à l’église, que la République soit en danger. Vous voyez que la chose est complexe.

Le législateur sous-estimait la femme. Comportement paternaliste. Si la femme accède aux moyens de culture, aux loisirs, a à sa disposition tous les moyens sociaux dont dispose l’homme, elle saura faire autant la part des choses en ce qui concerne la religion que les hommes. Pourquoi présupposer que la femme est nécessairement plus réceptive à des idéologies de domination et de soumission ? Il faut faire le pari d’une société qui ose donner à la femme exactement les mêmes moyens qu’à l’homme et alors là on verra qu’elles sont parfaitement égales aux hommes.

Henri Pena-Ruiz, même si les évangiles n’ont pas le monopole de l’amour, dans votre évocation de Marianne, quand vous dites « Marianne vous aime » il y a, qu’on le veuille ou non, des accents qu’on pourrait qualifier, sinon de catholiques, au moins teintés de dialectique « christianique ».

Pourquoi voulez-vous à tout prix remonter au christianisme ? L’amour en grec c’était la « filia ». Les philosophes grecs, avant le christianisme, ont parlé de l’amour, Lucrèce parle de l’amour dans le « De natura rerum »

« Marianne vous aime », exactement comme on dirait « Dieu vous aime ».

Oui, mais attendez, moi je suis devenu un petit peu méfiant à l’égard de cet amour, parce qu’on aime les fidèles que lorsqu’ils sont conformes à la doctrine. Ce n’est pas une preuve d’amour pour l’humanité que d’arracher la langue à quelqu’un et de le brûler vif. C’était une double peine, parce que, selon la doctrine chrétienne, on ne doit pas brûler les corps, on doit les inhumer, les enfouir sous l’humus. En le brûlant, on interdit le passage dans l’au-delà, on le punit dans l’en deçà, par un supplice absolument terrible, qui s’assortissait quelquefois du fait qu’on arrachait la langue avec une tenaille de fer pour ceux qui persistaient. C’est arrivé à des gens qui étaient brûlés. Giordano Bruno qui n’était pourtant pas au départ quelqu’un d’antireligieux, on lui arrache la langue. Et pourquoi le brûler vif ? Pour le punir dans l’au-delà, et non pas seulement dans l’en-deçà. Ce qui veut dire que l’Eglise s’arroge le droit de faire le travail qui serait théoriquement celui de Dieu selon sa propre doctrine, à savoir de punir dans l’au-delà et pas seulement dans l’en-deçà.

Les morts ne sont pas l’apanage des religions, la guerre de quatorze, la guerre de trente-neuf-quarante-cinq n’ont pas été faites, Henri Pena-Ruiz, au nom de l’Eglise. Je sens dans vos propos quelque chose d’antireligieux, beaucoup moins quand je vous lis que quand je vous pousse dans vos retranchements.

Non, je ne suis pas du tout antireligieux, bien au contraire, je respecte la foi religieuse quand elle est vraiment une pure spiritualité. Ce qui m’exaspère, c’est quand au nom d’une religion qui devrait être libre, qui devrait être désintéressée, on veut le pouvoir politique, on veut des financements. Par exemple, prenez le régime concordataire d’Alsace-Moselle. Est-il normal que tous les Français paient les salaires des prêtres, des rabbins et des pasteurs ? Je réponds « non ».

Comme on paye pour la Corse…

Non, non, non, attendez,

Si vous voulez qu’on remette en cause le concordat, vous allez avoir toute l’Alsace-Moselle dans la rue.

Non, non, non, ce n’est pas vrai. J’ai beaucoup d’amis alsaciens et mosellans : ce à quoi les Alsaciens-Mosellans sont attachés, ce n’est pas aux privilèges maintenus pour les « religieux », c’est à leurs droits sociaux hérités de la politique bismarckienne, cela n’a rien à voir avec les privilèges. Vous pouvez parfaitement mettre en cause les privilèges publics des religions, et il le faudrait à une époque où on a un problème d’argent public

Vous savez très bien, Henri Pena-Ruiz, que ce n’est pas toujours contre la chose telle qu’elle est « montrée » qu’on lutte ; Quelquefois c’est une étincelle. Vous savez très bien que si vous enlevez le Concordat en Alsace vous aurez les Alsaciens dans la rue.

Non, vous n’en savez-rien. Si on enlève le Concordat en maintenant les droits sociaux des Alsaciens - Mosellans, je ne suis pas sûr qu’on aura tout le monde dans la rue. Et après-tout, moi ce qui me règle, c’est la question de savoir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Il n’est pas juste que des citoyens athées ou agnostiques financent les salaires des prêtres, des rabbins, et des pasteurs. Ce n’est pas juste, c’est du détournement. Imaginez seulement l’inverse.

C’est historique !

L’esclavage aussi a été historique, mais on l’a remis en question.

Imaginez le cas de la Corse, imaginez les avantages de la Corse, les avantages remis en cause des Bretons,

Olivier, je ne raisonne pas par analogie, « comparaison n’est pas raison ». Nous parlons laïcité, nous parlons de l’affectation des deniers publics et je trouve qu’il y a un principe de laïcité essentiel, à savoir : l’argent public doit aller exclusivement à ce qui est d’intérêt public et non pas à ce qui est d’intérêt particulier. Imaginez seulement que des libre-penseurs athées vous disent : « nous on veut faire des leçons d’humanisme athée et on veut que la République nous finance ». Vous ne seriez pas d’accord pour que des croyants financent les salaires des libre-penseurs athées ou même des francs-maçons. Alors pourquoi êtes-vous d’accord pour qu’on finance des cours de religion ? Moi je ne suis absolument pas d’accord.

Les deniers publics financent bien parfois des mosquées.

Mais cela est un tort.

Cela pour empêcher que de l’argent venu de pays extérieurs connaissant un islam plus radical ne le fassent à notre place.

Je suis désolé, ce n’est pas la question. On n’a pas à payer des mosquées pour empêcher cela. Si l’Arabie Saoudite veut financer des mosquées en France, ce n’est pas pour autant que les imans pourront dire n’importe quoi. Si un iman incite à battre une femme adultère comme un iman l’a fait récemment à Lyon, il sera puni par la loi parce que toute incitation à la violence est un délit. On n’a pas besoin de payer pour contrôler. Payer pour contrôler, c’est une logique d’ancien régime du mécénat qui signifierait : « je te donne un lieu de culte, mais fais attention à ce que tu y dis ».

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Henri Pena-Ruiz, merci d’être encore là ce soir, en direct, à l’occasion de la sortie chez Plon de ce « Dictionnaire amoureux de la Laïcité » où vous rendez hommage à une grande figure comme Gandhi.

Oui, Gandhi c’est quelqu’un d’extraordinaire qui, malheureusement, à la fin de sa vie, a vu s’envoler un rêve, le rêve d’une grande union indienne laïque, où les Indiens coexisteraient tous quelles que soient leurs options spirituelles. Il rêvait évidemment de faire coexister les hindouistes, les musulmans, les sikhs, les chrétiens, les humanistes athées. Vous connaissez la grande tragédie qui a affecté Gandhi, le penseur de la non-violence, qui a d’abord expérimenté cette non-violence en Afrique du sud, à une époque où il y avait une terrible discrimination raciale, dont Mandela, par son héroïsme, est venu à bout. La non-violence, ce n’est pas la lâcheté, c’est la force extraordinaire de celui qui résiste, mais qui résiste presque par le fait de refuser de se plier à quelque chose qui est injuste. En Inde, il a réussi à remettre en question le pouvoir de la Grande-Bretagne, de l’Empire Britannique, mais il rêvait d’une Inde laïque. D’ailleurs, j’ai retrouvé en travaillant sur Gandhi, des textes admirables où il dit ; « lorsqu’il y a le choix entre l’assignation de certains hindous au rang des intouchables, dans le système des castes, et la remise en question de cette religion qui a des intouchables, je remets en question cette religion. Je ne remets pas en question toute croyance religieuse ». Il était profondément pieux, mais il a su remettre en question les dogmes les plus réactionnaires. La grande tragédie de Gandhi a été la partition du Pakistan. Le chef de la ligue musulmane, Jinnah, ne croyait pas qu’en Inde on puisse unir les musulmans et les hindous, ce dernier est donc responsable de cette partition. Vous savez que Gandhi a été assassiné par un hindouiste qui lui reprochait d’avoir été trop gentil avec les musulmans.

Comme Yitzhak Rabin, lui aussi assassiné par un juif orthodoxe.

Celui-ci avait entouré un verset de la Bible, un verset dans lequel il estimait trouver un ordre de tuer cet homme qui allait partager la prétendue Terre promise. On voit là encore comment la religion, lorsqu’elle s’empare de la question politique, la durcit, la radicalise. L’extrémisme religieux doit être distingué de la religion. Vous verrez que dans le dictionnaire, j’ai écrit un article qui s’intitule « laïcs, laïques ». Je me réfère là aux chrétiens de Nous Sommes Aussi l’Eglise qui militent pour la laïcité pour des raisons religieuses, c’est à dire qu’ils ne veulent pas d’une religion confondue avec la politique et qui effectivement ont une spiritualité admirable, pure de toute volonté de domination.

Personne n’en veut, grand dieu.

Personne n’en veut, grand dieu... Ce sont des gens qui m’ont souvent invité dans leur congrès, or ils sont profondément croyants, et ils ne voyaient pas en moi quelqu’un qui était hostile à la religion. On y retrouve un groupe qui s’appelle CEDEC  : Chrétiens pour une Eglise Dégagée de l’Ecole Confessionnelle, qui militent pour l’école publique, et qui refusent le financement public des écoles privées religieuses.

Mitterrand a voulu le faire, ce fut la France dans la rue !

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Voici le moment des madeleines musicales...Vous avez choisi « Ma France » de Jean Ferrat.

Quand j’ai vu Jean Ferrat en Ardèche lors d’une conférence qui avait été organisée par mon ami Gilbert Auzias, là, en face de moi, je lui ai dédié cette conférence sur Victor Hugo, en particulier les combats de Victor Hugo. Vous savez que « Dans ma France », il dit : « celle du vieil Hugo venant de son exil, celle dont Monsieur Thiers a dit « Qu’on la fusille ... », j’ai dit à Jean Ferrat les mots qui me sont venus, « Jean, vous avez mis en musique nos espérances ». Pour moi Jean Ferrat, c’est un chanteur avec cette voix chaude, cette voix lyrique, très chaleureuse, qui a dit en mots simples ce que pourrait être l’espérance d’un monde meilleur. Il était lui- même issu d’une famille juive, avec des déportés, et la première chanson qui m’a bouleversé quand j’étais jeune, c’était « Nuit et Brouillard. » où il raconte cette tragédie de la déportation. Puis, il a fait un long bout de chemin jusqu’à la fin de sa vie avec le parti Communiste français et il a fait sienne les espérances, non pas d’une révolution sanglante, mais d’une amélioration de la condition ouvrière, de tous ces combats qui ont permis de conquérir des droits sociaux, qui ont forcé le capitalisme à s’humaniser. Aujourd’hui d’ailleurs, ces choses sont remises en question sous prétexte d’ultra-libéralisme. Jean Ferrat, c’est quelqu’un qui mérite véritablement de rester dans le coeur des Français et même des Européens.

Henri Pena-Ruiz, vous citez Victor Hugo, et vous le citez à de nombreuses reprises, notamment Notre Dame de Paris, Les Misérables. 0r, Victor Hugo s’est intéressé aux plus pauvres, aux plus démunis. Aujourd’hui, introduisons l’Europe, en tant que Communauté européenne. Cela va être un peu caricatural, pardonnez-moi ce que je vais dire. Quand le pape François, dans ses discours sur les pauvres, ou quand il parle des homosexuels qui entrent dans l’église en disant : « Qui suis-je, moi, pour les juger ? ». Pensez-vous, qu’il y ait une grande différence philosophique ?

Oui, il y a une grande différence. Victor Hugo était croyant, mais il n’était pas du tout clérical, et quand le pape François ose s’insurger contre le droit de la femme de donner la vie quand elle le décide, liberté fondamentale, quand il ose avec un ton larmoyant dire « Ah, tous ces enfants qui ne vont pas naître, c’est ça l’avortement, mais il faut penser à ces femmes... ! »

Je n’ai pas entendu ce ton larmoyant...

Non, mais je veux dire que cet homme, on ne l’a pas beaucoup entendu sous la dictature argentine, on aurait bien aimé que là il défende des hommes réels qui étaient torturés par la dictature argentine...

Il l’a fait...

Je n’en suis pas si sûr, c’est controversé, mais moi, je...

Croyez-vous que sous Franco...

Vous savez, là, vous touchez un point extrêmement sensible. J’ai fait un article, l’Espagne, où je regrette effectivement que la non intervention ait livré le peuple espagnol à la coalition des trois fascismes, ceux d’Hitler, de Franco, de Mussolini. Refuser des armes modernes aux républicains qui se battaient contre un putschiste qui était armé par Hitler et Mussolini. Mussolini qui a envoyé les Flèches Noires, Hitler qui a envoyé la légion Condor bombarder Madrid et Guernica, Léon Blum et le gouvernement du Front Populaire ont refusé d’intervenir, c’est André Malraux qui a sauvé l’honneur de la France dans le ciel de Madrid avec l’escadrille Espagna... Aujourd’hui d’ailleurs, on voit que cette monarchie installée par Franco est à bout de souffle, corrompue, impopulaire, il est temps qu’on rétablisse la République espagnole avec son drapeau violet-jaune-rouge pour lequel sont morts tant de républicains. Vous savez que dans le drapeau actuel, le drapeau monarchiste, dans la bande jaune du milieu il y a une couronne surmontée d’une croix. C’est exactement la couronne que portaient les empereurs du Saint Empire Romain Germanique. Il faudrait en finir avec cette collusion. Cette collusion qui a conduit Monsieur Mariano Rajoy, sous la dictée du cardinal de Madrid, à empêcher l’interruption volontaire de grossesse pour les femmes espagnoles.

On peut rappeler aussi le mot de Pablo Casals qu’on ne peut soupçonner d’accointance avec le régime franquiste puisqu’il a refusé de remettre les pieds en Espagne tant que le Caudillo serait là, et il est mort avant, il a dit « Je suis républicain de conviction, mais monarchiste de coeur. » C’est tout à fait son art de relier les choses sans les opposer.

Personnellement, je considère que la monarchie d’aujourd’hui est illégitime, elle est fondée sur un coup d’état militaire. Il est d’ailleurs extrêmement étonnant...

Elle a quand même sauvé l’après-franquisme, elle a quand même rassemblé le peuple espagnol.

Je n’en suis pas certain. Quand Tejero, le putschiste franquiste, a fait une tentative de coup d’état, il n’a été suivi par personne. Ce qui a sauvé, à l’époque, la démocratie espagnole, ce n’est pas le roi, contrairement à ce qu’une légende prétend, c’est le fait que le peuple espagnol ayant subit trente ans de domination franquiste, ne voulait surtout pas qu’on revienne à cela.

D’autres pays ont subi des totalitarismes et sont tombés dans le chaos.

Vous raisonnez par analogie, moi je ne veux pas qu’on compare l’incomparable. Vous me parlez de l’Espagne, de l’Espagne républicaine. Pour moi, le drapeau de la république espagnole violet jaune rouge est le seul drapeau légitime, et la république espagnole qui est advenue en mille neuf cents trente et un est le seul régime légitime. C’est quand même étonnant, à l’heure actuelle, de voir une monarchie en Espagne qui est issue d’un coup d’état militaire fasciste, aidé par Hitler et par Mussolini. C’est quand même incroyable. Est-ce que la seconde guerre mondiale est seulement soldée ? Est-ce qu’on a effectivement réglé les choses ? Je ne le pense pas.

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Pause musicale : Le temps des cerises...

« Le temps des cerises » ! Oui j’ai choisi cette chanson, car comme vous le savez c’est une chanson composée par Jean-Baptiste Clément, communard. Extraordinaire aventure de la Commune de Paris qui, entre parenthèses, a proposé une loi de séparation de l’Etat et des Eglises, qui a permis aux femmes de recevoir une instruction grâce à l’action de Louise Michel, qui a fait un immense travail en trois mois et qui n’a été terrassée que par la collusion de Thiers et des Autrichiens ; ceux-ci ont aidé Thiers à faire la semaine sanglante, ce qui a raturé la Commune. Mais la Commune est restée dans l’histoire comme un témoignage d’une tentative formidable d’émancipation, non seulement sociale, mais aussi politique. Les communards de la ville de Paris ont inventé ou repris la théorie du mandat impératif dans lequel on élit quelqu’un, mais dans lequel on contrôle l’usage qu’il fait de son mandat. Ce serait très bien d’ailleurs, aujourd’hui, dans le passage à une sixième République, qu’au lieu de donner un chèque en blanc à des élus qui font ce qu’ils veulent ; après avoir promis « A » ils font « non A », ce serait très bien qu’il y ait des assemblées citoyennes qui reviennent sur cette question. La Commune de Paris, je voulais qu’elle soit un peu présente dans cette émission et j’ai choisi cette chanson effectivement, comme vous dites si bien, « immortel le temps des cerises »

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Troisième madeleine musicale. Pierre Perret  : Quand la femme est grillagées....

Pierre Perret, nous renvoie à votre entrée « Ostentation » dans votre Dictionnaire amoureux de la Laïcité

Et à l’entrée « Voile ». Est-ce qu’il n’est pas inadmissible que la moitié du genre humain soit dans certains cas, dans certains pays, assigné à ne découvrir le monde que derrière un grillage de toile ? Ces femmes, comme disait si bien Elisabeth Badinter, n’ont même pas le droit au visage. Alors, est-ce la religion qui est en jeu ?

Ou ce qu’on en fait...

C’est ce qu’on en fait parce que...

Parce que, il n’est pas marqué dans le Coran qu’une femme doit mettre un voile, je parle du voile et de la femme grillagée.

Je reviens sur ce que je disais tout à l’heure ; quand les trois religions du livre, il n’y en a pas une pour relever l’autre là-dessus, ont assigné la femme aux rôles seconds. Dans l’Ancien Testament, il est dit à Ève, « Tes désirs te pousseront vers ton mari et lui dominera sur toi. ». Dans le Coran, à plusieurs reprises, on souligne ce qui est supposé être l’infériorité de la femme. La femme a un degré de préséance de moins que l’homme. Dans le christianisme, on dit « femmes soyez soumises à vos maris. ». Effectivement, là, ce n’est peut-être pas exactement la religion, mais ce sont des religieux qui ont écrit des textes qui sont devenus des normes, et au nom de ces normes, on met des visages de femmes derrière des grillages de toile, il faut quand même être clair sur les responsabilités...

Il faut prendre la situation dans son ensemble ; dès qu’on isole une chose, évidemment, on fait mentir les textes.

Bien sûr, mais pourquoi la notion de chef de famille a-t-elle été écrite dans tous les livrets de mariage, pendant des siècles dans tous les pays dominés par le catholicisme ? Pourquoi aujourd’hui, dans certains pays dominés par l’islamisme - que je distingue de l’islam - a-t-on pu oser écrire : « La femme est complémentaire de l’homme » ? C’est effectivement une dénégation d’égalité. Vous savez très bien que lorsqu’on dit « la femme est complémentaire de l’homme » dans la constitution tunisienne, on ne lui donne pas le même statut juridique qu’à l’homme ; c’est à dire que la femme n’existe que par rapport à l’homme, or la femme a le droit de revendiquer l’existence pour elle- même et pas seulement par rapport à l’homme .

La femme est complémentaire de l’homme et l’homme est complémentaire de la femme...

Non mais, attendez, Olivier Bellamy, dans un texte de droit qui a une fonction constitutionnelle, qui est au plus profond de la hiérarchie des normes, c’est quand même hallucinant de pouvoir dire que la femme est complémentaire de l’homme, au lieu de dire, « l’homme et la femme sont rigoureusement égaux en droits et en devoirs... »

Dans des cultures différentes...

La culture a bon dos.

Vous voulez diriger le monde.

Non, mais je suis allé faire une conférence en Tunisie, à Sfax, en hommage à Chokri Belaïd, homme laïque, avocat laïque, qui défendait l’égalité des sexes, lui, il aurait tout à fait contesté que ce soit culturel d’assigner la femme au second rôle. Je crois qu’il faut dissocier la culture et les rapports de force. A un moment donné, il y a une dynamique d’émancipation, il y a une tradition des opprimés qui luttent contre les rapports de domination. J’ai choisi « la femme grillagée » de Pierre Perret parce que je trouve que c’est une chanson magnifique. Elle exprime la révolte d’un homme ou d’une femme devant la condition qui est faite à une femme qui, effectivement, n’a pas le droit au visage. Je crois que les religions ont imprudemment sacralisé les préjugés d’une époque patriarcale. D’ailleurs, ils n’ont peut-être pas fait assez de religion, puisque les religions prétendent transcender leur époque. Mais là, elles ne les ont pas transcendé, elles ont sacralisé les préjugés d’une époque, autrement dit, c’est parfaitement historique. D’ailleurs, lorsque je suis allé à Sfax, des femmes étaient dans la salle, j’ai dit « Ce n’est sans doute pas votre dieu, si vous croyez en dieu, qui vous dit que la femme doit être au service de l’homme, ce sont des hommes qui ont prêté leurs préjugés à leur dieu, effectivement il faut se débarrasser de ce genre de préjugé. Mais on est obligé de s’en prendre à ces textes, comme le Coran, comme la Bible, ou comme les Evangiles qui ont commis quand même la très grave erreur, je dirais même la faute, de sacraliser des préjugés historiques.

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Autre article intéressant dans votre Dictionnaire amoureux de la Laïcité : « la pensée de derrière » selon Pascal. Expliquez-nous ce que c’est que cette pensée de derrière, parce que c’est assez magnifique.

J’ai écrit cet article en référence à la nécessité de la distance intérieure. Pascal, en fait, a « pompé » cette idée à Montaigne. Montaigne dit « Quand on joue un rôle dans la société, il faut le jouer aussi convenablement que possible. ». Lui était maire de Bordeaux, « Mais quand je rentre chez moi, je ne suis plus maire de Bordeaux, je redeviens un homme et je mets à distance ma fonction. Il faut toujours, pour éviter de sombrer dans le fanatisme, avoir une capacité à se mettre à une distance de soi. » Or, aujourd’hui, vous avez des religieux fanatiques, quels qu’ils soient, qui vous disent « ma religion c’est ma peau. ». Ils feraient bien de relire Montaigne qui écrivait : « il y a la peau, et il y a la chemise » ; il faut distinguer la peau et la chemise. Ils feraient bien de relire Pascal qui dit « au lieu de nous abandonner à nos fonctions, à nos pouvoirs, sachons avoir une pensée de derrière. » C’est à dire une pensée qui met à distance de tout emportement fanatique. Je crois que la tolérance, le respect non pas des croyances, mais de la liberté de croire, n’implique pas le respect des croyants, parce que on a le droit de critiquer une croyance comme on a le droit de critiquer une idéologie, cela requiert de la distance intérieure, c’est un vieux thème qui remonte aux stoïciens. Chez Cicéron, on retrouve cette idée que le sage doit toujours avoir une capacité de se mettre à distance, y compris de ses passions, y compris de ses emportements. On peut être en désaccord vous et moi sur tel ou tel point, mais à un moment donné, il faut que chacun puisse se ressaisir pour se mettre à distance, pour éviter l’enchaînement fanatique, je crois que c’est la plus belle des critiques contre le fanatisme. D’ailleurs, on la trouve chez Montaigne qui avait vécu à l’époque des guerres de religion, qui voyaient régulièrement les protestants et les catholiques s’étriper. Le summum de l’horreur, c’est la Saint-Barthélémy en quinze cent soixante douze, quand Charles IX et les catholiques fanatisés égorgent tout ce qu’ils trouvent comme protestants dans les rues de Paris. Trois mille cinq cents morts. Ces gens là n’avaient aucune distance intérieure, ils n’étaient pas capables de se dire, « bon, cette personne ne croit pas de la même manière, dans le même dieu que moi, mais cela ne mérite quand même pas que je le tue ». Ils étaient dans le fanatisme, ils étaient sans distance intérieure.

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Puisque vous me mettez à contribution, en réalité, Henri Pena-Ruiz, je ne suis pas votre contradicteur, nous ne débattons pas ensemble, simplement j’essaie très modestement de vous montrer votre pensée de derrière, puisqu’elle est dans votre dos, que vous ne la voyez pas forcément, c’est tout. Mon rôle se borne à ça. Alors vous avez choisi un nocturne de Chopin ou la troisième leçon de ténèbres de Couperin. Il faut choisir.

J’aurais bien aimé les deux, mais on n’a pas le temps. Le nocturne.

Henri Pena-Ruiz, que vous évoque la musique ? On sent que c’est quelque-chose qui est extrêmement important pour vous, dans votre vie, et dans votre sensibilité.

C’est important, et je regrette d’ailleurs de ne pas avoir assez pris le temps de l’écouter. Pour moi, la musique, c’est de l’art. L’art, c’est de l’ordre des finalités de l’existence humaine, c’est au-dessus de tout ce que nous faisons, par l’art l’homme a un rapport à soi tout à fait extraordinaire : il se met à réfléchir sur son existence, il se met à éprouver selon l’émotion intérieure ce que, par ailleurs, il essaie de penser avec sa raison, …

La passion selon Saint Matthieu, est-ce que vous l’écoutez de façon laïque ?

De toute façon, j’aime l’art religieux, Pensez au jugement dernier de Michel-Ange qui a été censuré par un Pape, il a fait venir un peintre qui peignait des culottes sur les parties que l’on ne saurait voir. Et je crois effectivement que la censure de l’art par la religion a été quand même assez incroyable.

Et oui, vous parlez également de Galilée et de beaucoup d’autres choses encore. Merci Henri Pena-Ruiz d’être venu ce soir en direct sur Radio Classique et pour ce Dictionnaire amoureux de la laïcité tout à fait passionnant, la preuve, c’est que nous nous sommes échauffés fraternellement ce soir au micro.

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Suivit un débat où il fut question de la foi et de son mystère, du lien laïcité-religion aussitôt effectué par beaucoup comme si la laïcité ne pouvait se penser qu’à partir des religions, de la difficulté de l’enseigner , de la position de Jean Jaurès, de la charte de la laïcité dans les écoles ...

Nos vifs remerciements à ceux ou celles qui ont effectué le décryptage.

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